Joachim Torres-Garcia
On ne se lassera jamais de ce que la sardine et sa boîte ont pu apporter au savoir de l'humanité...
Ainsi à propos de la peinture des années 1920 et des questions qui ont agité Picasso, Arp ou Mondrian, sans compter le tout Montparnasse… on trouve ICI une belle réflexion philosophique sur ce qui justifie la construction d'un tableau. Un article de Georges Sebbag dont est extrait le passage ci-dessous.
Je remercie au passage l'honorable correspondant qui m'a contacté afin de retrouver la boîte de sardines qui est à l'origine de l'oeuvre de Torres-Garcia (et de ses fils). L'appel est lancé, je serais curieux de la découvrir…
"Donc, il y aurait un schème, une intuition pure du tableau qui
présiderait au tableau. Telle est la démarche consciente du
constructiviste. Mais cette démarche ne serait pas nouvelle, elle
renouerait avec une pratique immémoriale de création d’icônes et
d’idéogrammes. Le constructivisme serait aussi un primitivisme.
Torres-García appartient autant à la tradition qu’à la modernité. Il
n’oublie pas la leçon de Gauguin.
Un tableau est un cadre géométrique et un moment unique. Un tableau
est une grille délimitant des niches ou des emplacements. Un tableau est
un mur ou une palissade exhibant ses matériaux de construction. Un
tableau a un esprit, une volonté, une matière. Un tableau est une table
de dissection et un plan de navigation. Un tableau ne navigue pas sans
sa boussole, sa grille de lecture, son mode opératoire, sa formule
chimique. Un tableau est cartographique et biographique. Comment
répondre à ces réquisits, comment résoudre ces équations ?
Torres-García a le front de répondre d’un mot : construire, c’est-à-dire
unifier, synthétiser. Il pense y parvenir en empruntant la voie du
schématisme transcendantal qui lui est propre.
Et dans la voie qui est la sienne, deux schèmes lui sont d’un grand
secours 1° le schème du géomètre, le triangle, qui déclenche l’idée de
relation et une quantité de divisions tripartites, 2° le schème de
l’architecte, la maison, qui recèle toutes les activités humaines mais
qui est aussi l’image synthétique des activités ou des processus de
l’esprit, de l’âme et de la vie.
Après les schèmes de l’unité, du triangle et de la maison, on ne peut
plus passer sous silence un schème déterminant dans la vie de
Torres-García, le schème du poisson.
La boîte de sardines
Emmanuel Guigon, dans son texte d’ouverture du catalogue de
l’exposition, met au premier plan et à juste titre l’étonnant souvenir
d’enfance fondateur de l’art de Torres-García. Car toute la peinture
constructiviste du Montevidéen a pour point de départ une boîte de
sardines ayant comme motif le phare de Dunkerque. Comme pour ajouter du
poids à cette révélation, le peintre constructiviste nous confie qu’il
s’est rendu à Dunkerque, le 30 juillet 1932, et a retrouvé intacte
l’image du phare qui l’avait tant fasciné à Montevideo, en 1886. Non
seulement Torres-García redessine le phare et ses longs rayons, ainsi
que deux embarcations sur les flots, mais il donne aussi cette précision
: « Aux deux côtés de la boîte, tout au long, étaient représentées deux
sardines » La modeste boîte de sardines, venue de l’autre côté de
l’océan, a ouvert les yeux de l’enfant de Montevideo sur tout un monde.
Elle est à l’origine du monde des choses de Torres-García, de tous les
schèmes peuplant ses tableaux.
Le Montevidéen a conscience qu’il doit beaucoup à la boîte de
sardines de Dunkerque. Prenons le phare. C’est l’équivalent de la tour, à
laquelle Kant renonce par prudence. Ce n’est pas le cas de
Torres-García, qui ne manque pas d’honorer son patronyme Torres. Un
exemple. Décrivons sommairement un dessin constructif de 1932 : à
droite, un schème de phare surmonté d’un schème d’homme ; à gauche, un
schème de tour surmonté d’un schème de femme ; au centre, de bas en haut
: un pont, un voilier, une ancre. Voilà tout le cosmos, non pas
chahuté, comme chez Chagall, mais ordonné dans l’ordre des schèmes.
De la boîte de sardines, le Montevidéen, a tiré le poisson, symbole
de la vie, omniprésent dans ses toiles. De plus, impossible de ne pas
noter que l’économie de rangement des sardines dans la boîte, est suivie
à la lettre par Torres-García. Même si cela ressemble à du Jean-Pierre
Brisset, nous dirons que la clé, salut du consommateur de sardines,
devient chez notre constructiviste, la clé de la raison.
Le schème du bateau de pêche, du voilier ou du paquebot, ainsi que
l’ancre, symbole d’espoir, accompagnent le champion de l’aller-retour
entre l’ancien et le nouveau monde, notre internaute des icônes
constructivistes.
On peut s’étonner qu’une boîte de sardines de Dunkerque ait joué un
rôle déterminant dans la vie de Torres-García, depuis l’impulsion
initiale jusqu’au moindre détail des réalisations ultimes. Nous allons
donner un exemple de cheminement inverse. Le peintre Jean-Pierre
Pincemin, ancien membre du groupe Support-Surface, a eu l’idée en 1999
d’éditer à Douarnenez des boîtes de sardines ayant pour motif un
chalutier sur une mer agitée. Il faut peut-être comprendre, avec
Pincemin, comme avec Torres-García, que le peintre n’est qu’un simple
artisan, un humble pêcheur de schèmes.