Joachim Torres-Garcia (1874-1949) : la sardine dans le mouvement constructiviste


Joachim Torres-Garcia

On ne se lassera jamais de ce que la sardine et sa boîte ont pu apporter au savoir de l'humanité...

 Ainsi à propos de la peinture des années 1920 et des questions qui ont agité Picasso, Arp ou Mondrian, sans compter le tout Montparnasse… on trouve ICI une belle réflexion philosophique sur ce qui justifie la construction d'un tableau. Un article de Georges Sebbag dont est extrait le passage ci-dessous.  

Je remercie au passage l'honorable correspondant qui m'a contacté afin de retrouver la boîte de sardines qui est à l'origine de l'oeuvre de Torres-Garcia (et de ses fils). L'appel est lancé, je serais curieux de la découvrir…

"Donc, il y aurait un schème, une intuition pure du tableau qui présiderait au tableau. Telle est la démarche consciente du constructiviste. Mais cette démarche ne serait pas nouvelle, elle renouerait avec une pratique immémoriale de création d’icônes et d’idéogrammes. Le constructivisme serait aussi un primitivisme. Torres-García appartient autant à la tradition qu’à la modernité. Il n’oublie pas la leçon de Gauguin.

Un tableau est un cadre géométrique et un moment unique. Un tableau est une grille délimitant des niches ou des emplacements. Un tableau est un mur ou une palissade exhibant ses matériaux de construction. Un tableau a un esprit, une volonté, une matière. Un tableau est une table de dissection et un plan de navigation. Un tableau ne navigue pas sans sa boussole, sa grille de lecture, son mode opératoire, sa formule chimique. Un tableau est cartographique et biographique. Comment répondre à ces  réquisits, comment résoudre ces équations ? Torres-García a le front de répondre d’un mot : construire, c’est-à-dire unifier, synthétiser. Il pense y parvenir en empruntant la voie du schématisme transcendantal qui lui est propre.

Et dans la voie qui est la sienne, deux schèmes lui sont d’un grand secours 1° le schème du géomètre, le triangle, qui déclenche l’idée de relation et une quantité de divisions tripartites, 2° le schème de l’architecte, la maison, qui recèle toutes les activités humaines mais qui est aussi l’image synthétique des activités ou des processus de l’esprit, de l’âme et de la vie.

Après les schèmes de l’unité, du triangle et de la maison, on ne peut plus passer sous silence un schème déterminant dans la vie de Torres-García, le schème du poisson.

La boîte de sardines

Emmanuel Guigon, dans son texte d’ouverture du catalogue de l’exposition, met au premier plan et à juste titre l’étonnant souvenir d’enfance fondateur de l’art de Torres-García. Car toute la peinture constructiviste du Montevidéen a pour point de départ une boîte de sardines ayant comme motif le phare de Dunkerque. Comme pour ajouter du poids à cette révélation, le peintre constructiviste nous confie qu’il s’est rendu à Dunkerque, le 30 juillet 1932, et a retrouvé intacte l’image du phare qui l’avait tant fasciné à Montevideo, en 1886. Non seulement Torres-García redessine le phare et ses longs rayons, ainsi que deux embarcations sur les flots, mais il donne aussi cette précision : « Aux deux côtés de la boîte, tout au long, étaient représentées deux sardines » La modeste boîte de sardines, venue de l’autre côté de l’océan, a ouvert les yeux de l’enfant de Montevideo sur tout un monde. Elle est à l’origine du monde des choses de Torres-García, de tous les schèmes peuplant ses tableaux.

Le Montevidéen a conscience qu’il doit beaucoup à la boîte de sardines de Dunkerque. Prenons le phare. C’est l’équivalent de la tour, à laquelle Kant renonce par prudence. Ce n’est pas le cas de Torres-García, qui ne manque pas d’honorer son patronyme Torres. Un exemple. Décrivons sommairement un dessin constructif de 1932 : à droite, un schème de phare surmonté d’un schème d’homme ; à gauche, un schème de tour surmonté d’un schème de femme ; au centre, de bas en haut : un pont, un voilier, une ancre. Voilà tout le cosmos, non pas chahuté, comme chez Chagall, mais ordonné dans l’ordre des schèmes.

De la boîte de sardines, le Montevidéen, a tiré le poisson, symbole de la vie, omniprésent dans ses toiles. De plus, impossible de ne pas noter que l’économie de rangement des sardines dans la boîte, est suivie à la lettre par Torres-García. Même si cela ressemble à du Jean-Pierre Brisset, nous dirons que la clé, salut du consommateur de sardines, devient chez notre constructiviste, la clé de la raison.

Le schème du bateau de pêche, du voilier ou du paquebot, ainsi que l’ancre, symbole d’espoir, accompagnent le champion de l’aller-retour entre l’ancien et le nouveau monde, notre internaute des icônes constructivistes.

 

On peut s’étonner qu’une boîte de sardines de Dunkerque ait joué un rôle déterminant dans la vie de Torres-García, depuis l’impulsion initiale jusqu’au moindre détail des réalisations ultimes. Nous allons donner un exemple de cheminement inverse. Le peintre Jean-Pierre Pincemin, ancien membre du groupe Support-Surface, a eu l’idée en 1999 d’éditer à Douarnenez des boîtes de sardines ayant pour motif un chalutier sur une mer agitée. Il faut peut-être comprendre, avec Pincemin, comme avec Torres-García, que le peintre n’est qu’un simple artisan, un humble pêcheur de schèmes.

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