Les sardines miraculeuses de la gauche italienne



Les sardines ne sont pas qu'un bon petit plat, mais un mouvement antipopuliste qui se répand comme une tache d'huile en Italie. Qui l'anime, avec quelles ambitions et pourquoi ce nom de poisson ?

Un van déboule sur une place romaine à coups de joyeux Klaxon. Décoré d'un filet de pêche, il s'arrête et diffuse Bella Ciao , le chant des résistants italiens pendant la Seconde Guerre mondiale. Collés sur un barnum, des poissons en papier délivrent ces slogans : "Non au racisme", "Non à la haine", "Non à l'homophobie", "Non à la violence physique et verbale". Des militants invitent les passants à inscrire leurs pensées et propositions sur des poissons prédécoupés et à les déposer dans des filets. Voilà l'esprit des sardines, très différent du rageur "Vaffa..." ("Va te faire...") à l'origine du Mouvement 5 étoiles : occuper l'espace public avec bonne humeur et messages politiques à large bande. Tout commence le 14 novembre 2019, à Bologne.
L'ancien ministre de l'intérieur Matteo Salvini y donne un meeting pour soutenir la candidate de son parti d'extrême droite, la Ligue, à la présidence de la région Emilie-Romagne (acquise à la gauche depuis soixante-dix ans) qui se joue dans deux jours, le 26 janvier. Quatre trentenaires inconnus au bataillon - un coach sportif diplômé en sciences politiques, une kiné, un guide touristique et un ingénieur - lancent un appel sur Facebook à une contre-manifestation. Le mot d'ordre : "Pas de drapeau, pas de parti, pas d'insulte. Créez votre propre sardine et participez à la première révolution piscicole de l'histoire." Ils espèrent rassembler plus de monde que Matteo Salvini dans le palais des sports de 5 570 places où a lieu son meeting. La pêche est miraculeuse : 15 000 personnes se tassent sur la Piazza Maggiore de Bologne.

Remobiliser la gauche italienne

"Etre une sardine, c'est faire bloc contre le populisme, explique Alice, une Turinoise de 26 ans. Seul, le petit poisson est incapable de se défendre, mais, en banc, il peut survivre à une attaque de requins." Comme tant d'autres Italiens, Alice n'en pouvait plus du "climat de haine" régnant dans son pays - rien que ces derniers mois, une femme noire interdite de monter dans un bus, une librairie de gauche brûlée à Rome, une famille rom chassée de son logement social par des néofascistes... Après Bologne, plus de 400 groupes se créent spontanément sur Facebook et Telegram pour remplir les places à Palerme, Naples, Florence, Milan, Rome (35 000 personnes d'après la préfecture, 100 000 selon les organisateurs)... "La Péninsule n'avait pas vu ça depuis trente ans", s'étonne Emiliana De Blasio, sociologue. En interviewant plus de 1 000 Sardines, elle est surprise de trouver parmi elles des électeurs "de gauche, bien sûr, mais aussi du Mouvement 5 étoiles et du centre droit". Valeria, 48 ans, a participé au rassemblement de Ferrare un livre à la main "Chacun en avait apporté un, certains Les Raisins de la colère de John Steinbeck, censuré par Mussolini. Un clin d'œil à la candidate de la Ligue en Emilie-Romagne qui venait de déclarer avec fierté n'avoir lu aucun livre depuis trois ans."
Le politologue Piero Ignazi, de l'université de Bologne, observe ces sardines avec sympathie : "Elles utilisent l'ironie pour demander quelque chose de très simple, mais de très nouveau pour l'Italie : faire de la politique sans agresser, ni discriminer, ni hurler du matin au soir dans les médias, sans mettre les pieds au Parlement comme le font de nombreux hommes politiques." A Rome, devant les banderoles des sardines griffonnées d'encouragements, Aureliano, la trentaine, croit déjà que quelque chose a changé : "A force de descendre sur les places, d'intervenir sur les réseaux sociaux et dans les médias, nous volons de l'espace aux discours haineux." Le "mouvement piscicole" peut-il faire de l'ombre à Matteo Salvini dont le parti est en tête des intentions de vote depuis plus d'un an ? "Les sardines n'ont aucun intérêt à devenir un parti politique, tranche le politologue Piero Ignazi. A la limite, elles peuvent servir à remobiliser la gauche italienne." Mattia Santori, l'un des fondateurs devenus aussi difficiles à interviewer qu'un ministre, le répète : "Nous ne voulons pas nous substituer aux politiques." Jeune, sourire et charme XXL, il a été propulsé "sardine en chef" et invite à regarder plus loin que l'écran de son téléphone : "Nous courons un seul risque croire que les sardines sont la solution à tous les maux. Les sardines n'existent pas et n'ont jamais existé. Il existe seulement des personnes qui prennent position." Pour Valeria, qui voit avec bonheur les sardines débattre, réfléchir, s'héberger d'une ville à l'autre, l'Italie vit une "révolution culturelle". Rien de moins.

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